Le monnayage carolingien des Ducs de Normandie

Pourquoi et comment les monnaies des Ducs de Normandie ont-elles été créées?

La formation du duché de Normandie

Charlemagne meurt en 814. Il laisse un véritable empire : en moins de cinquante ans, cet empire, partagé entre les successeurs de Louis le Pieux, a éclaté. Les royaumes qui subsistent évoluent au gré des conflits, des ententes et des partages, avec la pression des envahisseurs normands.

Après le décès de Louis II le Bègue en 879, le royaume carolingien est divisé en trois, suite au partage de Ribemont (880) : à l’Ouest, est créée la Francie occidentale dirigée par Charles III le Simple, petit-fils de Charles le Chauve, et à l’Est, est créée la Francie orientale dirigée par Louis III le Jeune et Carloman ; une petite partie du royaume de Louis II est prise pour créer la Basse Bourgogne, une entité politique indépendante.

La partie Nord-Ouest de la Francie occidentale qui sera le futur territoire de la Normandie, entre 800 et 911, est une zone d’implantation scandinave. Cet espace sert de lieu de passage et d’échanges. En 840, d’importants groupes de Normands s’installent durablement. En 880, lors de la signature du Traité de Ribemont, c’est le Normand Rollon qui dirige ces groupes (Selon le moine Dudon de Saint Quentin qui a écrit un ouvrage intitulé Sur les mœurs et les actes des premiers ducs de Normandie, Xe siècle). Il est Jarl (duc de guerre) des Normands.

En 911, Charles III le Simple, toujours roi de Francie occidentale, décide de passer un accord avec le Normand Rollon : le Traité de Saint-Clair-sur-Epte est signé entre les deux hommes. Le Comté de Normandie est donc créé, il va prendre le nom de Duché de Normandie car son dirigeant, Rollon, est duc de guerre (dux bellorum).

Rollon s’engage à protéger ce vaste territoire qui s’étend de la Basse-Normandie actuelle à la Bretagne, face aux attaques fréquentes des Vikings. Charles le Simple perpétue par ce traité, une tradition inaugurée par Charlemagne, soit la division de son territoire en comtés, ce qui lui permettait de facilliter la gestion d’un aussi vaste territoire. En effet, le territoire de la Francie occidentale, une partie de l’immense empire carolingien divisé après le décès de Charles II le Chauve en 877, s’étend des côtes de la Mer du Nord aux contreforts pyrénéens ariégeois. Avoir une aide pour protéger quotidiennement les territoires du Nord, facilite la charge du pouvoir. Durant une période de cinquante ans, la situation politique est très instable non seulement à cause des attaques incessantes des Vikings mais aussi à cause des querelles d’héritage.

Rollon, premier duc de Normandie, va protéger le territoire de la Normandie jusqu’à sa mort. Son fils, Guillaume Ier -Longue-Epée hérite du comté de Normandie, en 927. C’est à partir du règne de Guillaume Ier que commencent à apparaître les premières monnaies en argent. Ces dernières vont se développer sous les règnes de ses successeurs : Richard Ier, Richard II (Richard II sera le premier à afficher son titre de DVX sur ses monnaies), Richard III, Robert Ier le Magnifique et sous celui du fils illégitime de celui-ci, Guillaume le Bâtard, futur Guillaume le Conquérant, légitimé par testament en 1035.

Guillaume le Bâtard, après la mort de son cousin éloigné, Edouard Ier le Confesseur, roi d’Angleterre qui n’a pas de fils, va devoir se battre pour conquérir le trône anglais, selon le souhait d’Edouard Ier. Cela fait qu’à partir de 1066, avec Guillaume le Conquérant, les ducs de Normandie sont également rois d’Angleterre.

Le duché de Normandie est en situation de Marche-frontière entre les royaumes anglais, germanique et danois. Les ducs doivent avant tout assurer la protection du territoire normand puis du reste de la Francie occidentale face aux raids des Vikings et des Danois.

Le terroir normand fait partie des terroirs les plus prospères de l’époque : important terroir agricole pour la production de vin, de céréales mais aussi pour la production de plantes textiles. La Normandie est au cœur d’une grande zone de production et d’échanges où les relations commerciales entre la Francie occidentale, les royaumes anglo-saxons et le royaume du Danemark sont intenses. C’est donc dans un territoire où les activités commerciales sont importantes que prend place la lente évolution du numéraire normand.

L’évolution du denier carolingien du duché de Normandie

Historique des monnaies de Francie occidentale

Cette évolution s’explique par l’importance de plus en plus croissante des échanges en monnaie sonnante et trébuchante. Si pendant longtemps, les échanges au sein de l’empire carolingien se sont réduits à un paiement des taxes en monnaie réelle, les échanges commerciaux entre les populations se sont basés sur le système du troc.

Charlemenagne et ses successeurs avaient intensifié la monétarisation des échanges ainsi que l’harmonisation des poids et mesures royaux puis impériaux. Sous les Carolingiens, le système de la livre d’argent, du sou et du denier s’étend à toute l’Europe occidentale (Le système carolingien fonctionne comme suit : 1 livre = 20 sous = 240 deniers ; 1 sou = 12 deniers. Ce système monétaire sera aboli en France par la Révolution avec la création du franc germinal par Napoléon Ier, puis en Angleterre en février 1971 !). La seule monnaie qui circule est le denier en argent. La livre de Charlemagne pèse 409 gr et donne, après la réforme monétaire de 794, un denier d’argent ayant un poids de 1.70 gr pour un titre de 800‰. Cette monnaie carolingienne est essentiellement tournée vers l’espace commercial du Nord où la livre germanique pèse seulement 244.5 gr. Le denier sert de monnaie commune : son nom est per denarata, soit une monnaie pour la denrée. On échangeait donc un denier pour recevoir une denrée.

Les deniers frappés dans les ateliers officiels comme Melle ou Rouen sont tous du même poids et titre (1,54 gr ; 950‰ (Le denier d’argent est moins lourd mais plus titré que sous Charlemagne.)), jusqu’au milieu du règne de Charles le Chauve. Cependant, par la suite, on assiste à un changement du poids et titre dû à l’Edit de Pîtres de 864, en fonction des dévaluations.

Le monnayage officiel connaît de nombreuses dévaluations qui conduisent le denier à ne plus peser que 1.25 grammes à la fin du Xe siècle (F. Dumas, Le Trésor de Fécamp et la monnaie sous les derniers carolingiens, Compte-rendus des séances de l’Académie des Belles-lettres, 115e année, N°3, 1971, p. 576 ) et son titrage est proche des 750‰.

Ce monnayage de Charles le Chauve (pièce n°1) sert de modèle aux monnaies régionales, donc à celles du Duché de Normandie.

Les monnaies normandes

Les frappes monétaires normandes commencent avec les deniers du deuxième duc de Normandie, Guillaume Ier-Longue-Epée, qui reprend à son compte le monnayage de Charles le Chauve et continuent avec le troisième duc, Richard Ier Sans Peur, fils de GuillaumeLongue-Epée (ateliers de Rouen et d’Evreux). Ces premières monnaies présentent un titre et un poids proches du denier royal de Charles III le Simple, de celui de Robert Ier, de Raoul et de Louis IV d’Outremer. Ainsi, le revers du denier de Richard Ier est une déformation du temple carolingien dont les colonnes en I ont été remplacées par un X et dont les degrés sont réduits à un simple trait (Il existe des deniers avec un point dans le fronton, et d’autres sans point dans le fronton comme celui-ci.). Cette reprise du monnayage officiel permet aux ducs d’asseoir leur légitimité sur un territoire juste donné (Traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911, complété par un autre traité qui octroie aux ducs de Normandie le droit de battre leur propre monnaie, en 943 (Poey d’Avant, Les monnaies féodales, Tome 1, Paris, Editions des Chevaux légers, 2002, p. 17. )).

Le droit monétaire, réservé jusque-là à l’autorité royale, se retrouve donc dans les mains des comtes et des évêques devenus de plus en plus indépendants vis-à-vis de l’autorité royale. Cette volonté d’affirmation politique vis-à-vis de l’autorité royale passe par l’accaparement du droit de battre monnaie. Ce droit qui appartenait uniquement à l’autorité carolingienne est donc de plus en plus accaparé par les ducs mais aussi par les évêques.

Chacun agit librement dans son domaine puisque le champ d’action monétaire est limité à un territoire précis. Ainsi, chacun peut développer son propre système monétaire en copiant le type royal et en lui associant un poids et un titre indépendants. C’est dans ce contexte politique et économique en mutation que prend place une lente évolution du monnayage local. Ainsi, le Trésor monétaire de Fécamp recense de très nombreuses monnaies provenant de l’atelier de Rouen (6044 deniers d’argent). Ces deniers de Rouen affichent un titre et un poids de plus en plus élevés : F. Dumas, spécialiste du Trésor de Fécamp, explique que les deniers de Rouen pesaient entre 1,25 gr et 1,42 gr avec un titre d’argent variable (Le British Museum confirme les dires de F. Dumas et précise même que certains deniers d’argent autres que ceux du Trésor de Fécamp pouvaient dépasser le titre de 800‰.) qui oscillait entre 500‰ et 800‰.

Pouvoirs commercial, politique et religieux à travers le monnayage

Si l’on compare les deniers normands de Richard Ier, Richard II et Guillaume le Bâtard (pièces 2, 3 et 4), on s’aperçoit que leurs poids et titres restent toujours supérieurs aux deniers d’argent officiels, royaux. De plus, si l’on reprend l’affirmation de Ch. Moesgaard Jens (Moesgaard Jens Christian. « Monnaies normandes dans les régions baltiques à l’époque viking ». In : Revue numismatique, 6e série – Tome 161, année 2005, pp. 123-144.), «le monnayage argent des ducs normands sert de base dans les échanges entre les Normands et les peuples scandinaves». Des deniers immobilisés (qui ne varient pas en poids, taille et gravure) au type de Richard Ier (pièces n°2) et Richard II (pièce n°3) ont été retrouvés en Ecosse ainsi qu’au Danemark. Le chercheur explique que le denier normand per denarata présente une base sûre pour le change commercial.

L’historien L. Musset (Musset Lucien, « Sur les mutations de la monnaie ducale normande au XIe siècle : deux documents inédits ». In : Revue numismatique, 6e série – Tome 11, année 1969, pp. 291-293. Il confirme les propos de Poey d’Avant, auteur des monnaies féodales, T. 1, Paris, Editions Les chevaux légers, 2002, p. 17-33) confirme aussi cela. Il met en avant que l’usage du denier argent a été recquis pour la création de l’assiette de la taxation. Les ducs de Normandie obtiennent le droit de fouage ou monnéage, c’est-à-dire le droit de créer un impôt triennal de douze deniers par foyer, sous la condition unique que le denier ne soit plus altéré ni en poids, ni en titre. Cette non-dévaluation transforme le denier normand en valeur sûre pour le commerce. Il devient alors une monnaie de base pour le change de produits dans le cadre de relations commerciales intrabaltiques et interbaltiques.

En effet, entre les années 930-980, les structures du commerce en Europe du Nord changent, favorisant l’émergence d’une monnaie argent forte : le denier normand. Le commerce du Nord est basé sur l’échange de produits de luxe comme le vin et les textiles d’Occident contre des esclaves et des fourrures venus du Nord. Petit à petit, ce système du troc se monétarise grâce à l’apport des commerçants normands qui assurent une liaison constante entre les deux mondes : monde carolingien, héritier de Rome, et monde scandinave. Les sagas noroises relatent l’évolution des échanges entre les territoires méridionaux de la Baltique et ceux septentrionaux de cet espace maritime où les échanges commerciaux s’intensifient.

En parallèle de cette évolution tant commerciale que monétaire en Normandie, on assiste aussi à une lente évolution des rapports entre deux grandes autorités au sein du territoire normand. Le pouvoir politique ducal s’associe de plus en plus au pouvoir spirituel, copiant ainsi le modèle royal. La frappe de denier faisant la référence à un double monnayage associé entre l’autorité ducale et celle d’un monastère est courante. Cette association se révèle largement sur les revers et avers des deniers normands. Ainsi, il est courant de voir représenté sur l’aver,s le nom du duc et sur le revers, celui de la ville où se situe l’évêché ou l’archevêché. Le foisonnement des croix et des temples carolingiens montre le lien de plus en plus étroit entre Religion et pouvoir ducal.

Ainsi, l’archevêque de Rouen, Hugues de Cavalcamp (942-989) se fait représenter au revers du denier de Richard Ier (pièce n°5), son but étant de promouvoir son pouvoir politique sur la ville de Rouen, mais aussi son pouvoir religieux qu’il associe alors au pouvoir politique naissant des Ducs de Normandie.

Le denier de Richard Ier et de Hugues de Cavalcamp, permet de comprendre le lien de plus en plus ténu entretenu entre pouvoir politique, pouvoir religieux et, chose importante pour l’époque féodale, pouvoir commercial. En effet, l’archevêché de Rouen est aussi un centre commercial qui, grâce à la tonlieu (taxe religieuse sur les marchandises) et aux taxes prises sur les denrées vendues sur les marchés, devient un lieu d’échanges primordial. Le palais ducal de Fécamp (Renoux Annie, « Le palais des ducs de Normandie à Fécamp : bilan récent des fouilles en cours ». In Compte-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 126e année, N. 1, 1982. pp. 6-30. ), est richement décoré grâce aux taxes et revenus tirés des différents marchés et foires organisés sur le territoire normand, selon l’archéologue A. Renoux.

Ce même constat peut être réalisé si on regarde la décoration des chapelles et églises carolingiennes. Le développement des monastères et le mouvement d’évangélisation liés à la Réforme grégorienne conduisent à une mainmise de plus en plus importante des religieux sur les échanges commerciaux normands.

L’évolution de la monnaie des Ducs de Normandie montre que les Normands copient le type officiel pour le rendre méconnaissable. L’immobilisation des types royaux favorise donc l’émergence d’un type monétaire plus indépendant vis-à-vis du pouvoir royal. Le numismate érudit Poey d’Avant, dans son ouvrage, affirme cette volonté d’indépendance des monnaies locales face à une autorité royale en plein délitement.

Il présente les émissions monétaires normandes successives comme «une vile manière pour les ducs de Normandie de faire un acte de propagande pour asseoir définitivement leur pouvoir sur ce territoire de frontière». Cependant, si on regarde avec attention les émissions de Richard II et de Guillaume le Bâtard ou le Conquérant, duc de Normandie (pièce n°4) et ensuite, aussi roi d’Angleterre, on peut affirmer que les ducs de Normandie ont appliqué la même méthode que les autres comtes de la même époque et que les deniers normands ne sont en rien des formes «abatardies» des deniers carolingiens (Cf. Musset L, Dumas F, Moesgaard Jens Chr. ).

L’évolution des monnaies «à caractère carolingien» des Ducs de Normandie s’est déroulée sur une période d’environ un siècle de Guillaume-Longue-Epée, 927, à Guillaume le Bâtard, 1035.

Le monnayage normand carolingien est transformé au XIe siècle avec Guillaume le Bâtard, devenu Guillaume le Conquérant en 1066, qui introduit un nouveau type monétaire dit «féodal» copie du denier d’argent anglais : penny (pièce n°6). Ce denier royal utilisé en Angleterre l’est aussi dans le Duché de Normandie où il croise le denier ducal (pièce n°4) toujours en circulation.

En 1204, suite à une guerre (1194-1204) contre le Duc de Normandie Jean sans Terre (Geoffroy Plantagenêt épouse Mathilde d’Angleterre la fille d’Henri Ier, fils de Guillaume le Conquérant. Ils ont un fils Henri II Plantagenêt, qui est donc l’arrière-petit-fils de Guillaume le Conquérant. Geoffroy meurt laissant la régence à Mathilde et Etienne de Blois, cousin germain de Mathilde et petit-fils de Guillaume le Conquérant. Etienne évince Mathilde et le jeune Henri, futur Henri II qui se refugient en France. Adulte, Henri revient en Angleterre pour servir son cousin Etienne et le convaincre de le reconnaître comme son héritier légitime. Etienne meurt en 1154 et légitime par testament Henri II Plantagenêt. Jean sans Terre est le fils d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine. Il est le frère de Richard Cœur de Lion, le roi d’Angleterre. Fin 1194, Richard qui avait été fait prisonnier au retour de sa troisième croisade est libéré. Il revient en Angleterre et envoie son frère en Normandie pour pacifier le Duché car les barons locaux sont divisés. Jean sans Terre prend le titre de Duc de Normandie le 6 avril 1199 après la mort de Richard. Le 27 mai 1199, il devient roi d’Angleterre.) devenu roi d’Angleterre, le Duché de Normandie échappe définitivement à la couronne anglaise. Il est annexé par le roi de France Philippe II Auguste qui impose sa monnaie royale (pièce n°7) inspirée de ses ancêtres capétiens.

 

Isabelle Lerquet

Remerciements à Régis Najac, au British Museum et au site CGB.

 

Monnaies et Détections, n°74, février-mars 2014, « Le monnayage carolingien des Ducs de Normandie », pp. 37-41
Numibec, n°4, avril 2014, « Le monnayage carolingien des Ducs de Normandie », p.20-27
Numismatique et Change, n°470, septembre 2015, « Le monnayage carolingien des Ducs de Normandie », p. 42-45