Le trésor inédit de l’abbaye de Cluny

Une campagne de fouilles archéologiques, qui s’est déroulée dans l’abbaye de Cluny durant l’automne 2017, a donné lieu à la découverte exceptionnelle d’un trésor monétaire en or et en argent, comprenant également une bague sigillaire et un petit carré d’or.

Il s’agissait de la troisième opération de fouilles archéologiques, à Cluny, sur le site de l’ancienne infirmerie. Celle-ci, complètement détruite à l’occasion des grands travaux de reconstruction au milieu du XVIIIe siècle, était essentiellement connue par le plan anonyme daté de 1700.

Considérée comme une « seconde Rome », l’abbaye de Cluny était la plus vaste, la plus influente et la plus riche des abbayes de la chrétienté occidentale.

La fondation de Cluny n’est ni un événement majeur ni un fait original. Guillaume III, duc d’Aquitaine et comte de Mâcon, voulant installer un monastère dans une zone extrême de sa principauté pour accroître son prestige et renforcer son influence, donne un grand domaine avec réserve et tenures.

La donation est suffisante pour que les moines construisent leur monastère sans avoir à surmonter de dures difficultés matérielles.

L’abbé et les moines sont « maîtres chez eux », ce qui exclut toute intervention laïque.

Si la liberté d’élection n’est pas tout de suite appliquée puisque Bernon et les trois premiers abbés désignent leur successeur, son affirmation est un facteur primordial de la renommée de Cluny.

Par ailleurs, si le fait de confier une fondation à Saint-Pierre n’est pas nouveau, les abbés clunisiens des Xe et XIe siècles tirent parti de cette situation pour tisser des liens serrés avec la papauté, favorisant la constitution de la puissance de l’indépendance de leur abbaye.

Trois importants chantiers seront réalisés : Cluny I (910-927) ; Cluny II (927-981) et Cluny III ou major ecclesia (1088-1130).

Les dimensions de la nouvelle église de Cluny III dépassent largement les ambitions des précédentes. Cluny devient la plus grande église au monde jusqu’au XVI e siècle, avec des dimensions hors du commun : 187 m de longueur, une quarantaine de mètres en élévation sous la coupole du grand transept, cinq nefs, deux transepts, 301 fenêtres, cinq clochers.

Le plan, à la fois centré et basilical, rappelle à la fois les édifices byzantins (Sainte-Sophie) et romains (Saint-Pierre de Rome) – on parle alors de plan archiépiscopal.

Le domaine de Cluny fait partie du patrimoine de Saint-Pierre mais, s’il appartient au pape en toute propriété, la communauté n’est pas pour cela soustraite à la juridiction de l’Ordinaire. Si la charte de fondation ne mentionne pas l’évêque de Mâcon, c’est que la villa de Cluny est un alleu (terre dont le possesseur ne doit pas d’hommage ou de reconnaissance à un seigneur et ne doit pas payer de redevance seigneuriale telle que le cens et de lods à chaque mutation (vente ou héritage)), dont le duc peut disposer en toute indépendance, sans l’assentiment de l’évêque ni du prince. Il n’y a pas, dans l’acte de 909, aucune autre immunité que celle du temporel, sur lequel ni les rois, ni les évêques, ni les papes ne peuvent jamais rien prétendre.

Au début du XIe siècle, Cluny est déjà solidement établi. Poursuivant l’œuvre de Maïeul (948-994), deux grands abbés, Odilon (994-1049) et Hugues (1049-1109), donnent à la congrégation une puissance matérielle et un rayonnement spirituel considérables, en même temps qu’ils se rangent parmi les personnages les plus importants de la Chrétienté.

L’abbaye de Cluny, qui a en fermage, entre le XIe et le XIIe siècle, l’atelier monétaire de Melle (79), émet des monnaies. Son monnayage ne commence pas avant 1123 et est confirmé par un diplôme de 1204. Néanmoins, dès 1239, la frappe monétaire devient sporadique et est supprimée avant la fin du XIIIe siècle.

Deux caractères conditionnent le développement de Cluny : l’exemption de fait puis de droit qui maintient sa vocation spirituelle à l’abri de toute intervention étrangère et la dépendance envers la papauté qui lui permet d’être un partenaire efficace lors de la réforme grégorienne. Cette dépendance est aussi le meilleur moyen de donner une force réelle à l’exemption. Mais Cluny profite aussi de l’ascension de certains personnages, réalisée grâce aux bouleversements liés à la mise en place des structures dites féodales. Ces hommes nouveaux et riches touchés par la mobilité sociale, comme Ebbo, fidèle de Guillaume III d’Aquitaine, sont les premiers à vouloir et à pouvoir favoriser les monastères crées. Cluny est censé apporter une aide religieuse et les prières de ses moines représentent une garantie pour la vie future.

L’abbé Maïeul avait proposé la réforme grégorienne dans de nombreuses abbayes de France et de Bourgogne, et commencé à nouer entre Cluny et les établissements ainsi réformés des liens institutionnels, annonçant la création d’un ordre. Ses deux successeurs, grâce à la longueur exceptionnelle de leur abbatiat, réalisèrent ce dessein. Avec eux, les coutumes clunisiennes, c’est-à-dire la règle bénédictine réformée par Cluny, sont adoptées dans maints monastères du Massif Central, du Poitou, de Provence, du Languedoc, du Bassin Parisien, du Nord et de l’Est de la France.

La règle bénédictine gagne d’autres contrées, l’Italie (La Cava, Farfa), les royaumes chrétiens d’Espagne (San Juan de la Pena), l’Empire, l’Angleterre (Lewes) et même la Terre Sainte, après les succès de la première Croisade.

Le réseau clunisien s’étend ainsi à la plus grande partie de l’Occident, mais est surtout très dense le long des voies de passage (sillon rhodanien, route de Saint-Jacques-deCompostelle) et dans les riches plaines agricoles (Bassin parisien, Aquitaine, Lombardie).

À la fin du XIe siècle, l’abbé de Cluny dirige plus ou moins directement près de 1450 établissements, dont 815 en France. Au moment où la congrégation construit à Cluny même, la plus grande église de la Chrétienté médiévale, et voit deux de ses moines (Urbain II et Pascal II) élevés au pontificat, l’expansion est déjà arrêtée. La politique des abbés, qui ne s’accorde plus toujours avec celle de la papauté, est contestée ; de graves difficultés financières secouent l’ordre qui malgré les efforts remarquables de Pierre le Vénérable (1122-1157) prend le chemin du déclin.

La révolution française sonne le glas de Cluny. En 1790, l’Assemblée constituante vote la suppression de toute communauté religieuse. La douzaine de moines qui restent dans les murs de l’abbatiale assiste au pillage systématique de trésors amassés depuis des siècles. Tout est emporté, depuis le mobilier jusqu’à la bibliothèque, en passant par l’or, les objets d’art et les vitraux. Même les grilles, les gargouilles et les cloches sont déposées pour être fondues.

Malgré l’alerte lancée par Alexandre Lenoir (créateur du Musée des monuments français), Cluny, désormais bien national, devient une carrière de pierre. Les démolisseurs poursuivent leur travail de sape jusqu’en 1809 et 1810, années marquées par la chute du clocher du chœur, du portail et de l’avant-nef. Cluny n’est plus qu’un champ de ruines dont on ne parvient plus à retrouver la mémoire.

Les actes de vandalisme révolutionnaires et autres destructions au cours du XIX e siècle plongent Cluny dans l’oubli. Les rares vestiges restants ne donnent plus aucune idée de l’abbaye. Sensibilisés à ces destructions et au risque d’effacement de la mémoire, plusieurs historiens locaux et passionnés se plongent dans les archives afin de reconstituer l’histoire de ce qui fut l’un des plus grands centres théologiques et intellectuels de l’Occident médiéval.

Mais il faut attendre les années 1920 pour qu’un archéologue américain, Kenneth John Conant, s’intéresse à l’architecture de Cluny. Conant consacre une grande partie de sa vie aux fouilles du site. Pendant 40 ans, il note chaque découverte, numérote chaque pièce exhumée, dessine chaque partie.

Ces recherches méthodiques lui permettent d’identifier les trois grandes phases de travaux (Cluny I, II et III) et de procéder à une reconstitution graphique de l’abbatiale lors de son apogée aux XI e -XII e siècles.

En 1968, Conant publie Cluny, les églises et la maison du chef d’ordre qui devient immédiatement la référence sur l’histoire architecturale de l’abbaye.

En septembre 2017, lors de fouilles archéologiques sur le site de l’ancienne infirmerie de l’abbatiale, un trésor est retrouvé à Cluny.

Il date manifestement de la moitié du XIIe siècle, une période pendant laquelle l’abbaye est encore à son apogée, mais commence à avoir des difficultés financières, notamment suite à la construction de la nouvelle église abbatiale, Cluny III, la plus grande d’Occident.

Le trésor est composé de 2 113 deniers clunisiens et de 143 oboles enveloppés dans un tissu dont les trames ont été minéralisées sur les faces externes des monnaies placées à la périphérie du contenant.

Au centre de toutes ces monnaies, une petite bourse en peau contenait une bague sigillaire accompagnée de 21 dinars arabes en or, un « carré d’or » composé de feuilles d’or repliées, placé dans une petite poche en cuir et une piécette d’or.

Les monnaies et le « carré d’or » sont très soigneusement emboîtés contre l’anneau de la bague sigillaire.

C’est la première fois qu’est mis au jour un nombre aussi important de monnaies d’argent clunisiennes.

L’ensemble des pièces est assez bien conservé. Quelques concrétions ont parfois aggloméré en piles les deniers et les oboles, mais les monnaies restent facilement identifiables.

Au droit, figurent les noms des saints Pierre et Paul, et la clé, attribut du premier.

Au revers, la mention CLVNIACO CENOBIO (abbaye de Cluny) désigne l’émetteur.

Le type même du denier clunisien n’évoluera que très peu durant toute la période d’émission, qui s’étend jusqu’au XIIIe siècle. Les séries sont principalement repérables aux nombres de « dents » de la clé. Les plus anciennes, émises dès la fin du XIe jusqu’au milieu du XIIe siècle, et auxquelles appartiennent les monnaies du trésor, en comportent cinq.

Trois deniers, émis dans le royaume de France, font figure d’exception dans la masse de monnaies clunisiennes. Le premier a été frappé à Meaux par l’évêque Burchard (1120-1134). Les deux autres ont été émis à Orléans et à Paris par le roi de France et sont actuellement attribués à Louis VII (1137-1180).

Ces monnaies, appartenant aux systèmes monétaires parisis et champenois, étaient susceptibles de circuler en Bourgogne à équivalence avec les monnaies locales.

Les dinars almoravides ou marabotins retrouvés ont tous été émis par les Almoravides, dynastie régnant à la fois sur Al-Andalus et le Maghreb.

Vingt dinars sont au nom de l’émir Ali ben Youssef (500-537 AH/1106-1143) et, le plus récent, daté de 539 AH (1144), porte le nom de son fils, Tashfin Ben Ali, qui n’a régné que deux ans (537-539 AH/1143-1145).

Quatre ateliers ont été identifiés : trois dans la péninsule ibérique (Almeria, Grenade et Séville) et le dernier, nettement plus méridional, dans une cité aujourd’hui disparue au sud du Maroc : Nul-Lamta.

Au XIIe siècle, hormis dans les zones en contact direct avec les Musulmans, à savoir le royaume de Sicile et l’Espagne chrétienne, il n’y aurait pas eu d’émission de monnaies d’or en Europe.

L’or n’est véritablement de nouveau produit en masse hors de ces deux zones que lorsque Florence commence à émettre le florin, dès 1252. De ce fait, il n’existe a priori pas, au XIIe siècle, de monnaies de forte valeur nécessaires aux transactions importantes et qui pourraient permettre de s’affranchir du transport de masses toujours plus importantes de deniers.

Depuis la fin du X e siècle, en effet, face à la demande croissante de monnaies, la tendance générale est à l’affaiblissement de la teneur en argent des deniers. Le métal est généralement allié à des quantités de plus en plus conséquentes de cuivre, ce qui entraîne, à masse d’argent constante, l’augmentation de la masse monétaire finale.

Le problème est pallié plus tard par l’utilisation de lingots d’argent pur, et, dans une certaine mesure, par l’utilisation d’or.

Ces dinars apparaissent dans la documentation chrétienne sous le nom de marabotins, par déformation d’al-morabitin, du nom des émirs Almoravides, qui sont en réalité les principaux pourvoyeurs des monnaies d’or circulant au nord des Pyrénées. C’est d’ailleurs sous ce nom que, le 29 juillet 1142, « l’empereur des Espagnes » Alphonse VII de Léon et Castille désigne ces monnaies dans le diplôme qu’il concède à Pierre le Vénérable, alors en voyage dans la péninsule.

Le lingot d’or, la feuille d’or ou le « carré d’or » mesure 28 cm de côté, 5 mm d’épaisseur maximum et pèse 24 gr. Ce carré d’or est composé de feuilles d’or repliées sur elles-mêmes.

L’anneau sigillaire de 27 gr, est sans aucun doute la plus belle pièce du trésor. Il comprend un large chaton au centre duquel se trouve une intaille antique en cornaline.

Celle-ci figurerait l’empereur Caracalla sous les traits du demi-dieu Hercule. Autour de l’intaille est gravée, dans le cerclage en or, l’inscription /A VE TE /.

Les anneaux sigillaires sont couramment attestés au Moyen Âge entre le XI e et le XIIIe siècle. L’importance de l’anneau et l’inscription indiquent que le détenteur du bijou est un haut dignitaire ecclésiastique ou religieux.

La piécette d’or, petite pastille d’or de 1,22 g striée, est finalement l’élément le plus mystérieux de cet ensemble, car, à l’heure actuelle, aucune hypothèse n’a encore pu être formulée quant à son rôle et à la raison de sa présence dans le trésor.

L’importance du trésor de Cluny n’est pas à démontrer.

C’est la première fois que l’on retrouve un trésor du XIIe siècle dans une abbaye.

Découvert sous un sol d’un bâtiment aujourd’hui détruit, il fut enterré et jamais retrouvé. Trésor oublié, alliant à la fois objets et monnaies d’or et d’argent, il pose de nombreuses questions sur les motifs de son enfouissement et sur l’identité de son propriétaire. Le trésor est complet et l’assemblage des différents éléments, dans divers contenants, offre des pistes importantes pour son interprétation.

L’examen des autres trésors contenant des dinars montre que le trésor de Cluny forme un ensemble particulièrement cohérent. En effet, le trésor d’Aurillac, avec 49 monnaies, incluait des dinars almoravides, mais également des exemplaires des souverains de Murcie, un dinar almohade et quatre dinars hubides. Celui d’Albon comportait des monnaies de Marrakech, de Grenade, mais également d’Alexandrie.

Les marabotins de Cluny ont été émis sous l’autorité des seuls Almoravides sur une période de vingt-quatre ans, entre 1120 (514 AH) et 1144 (539 AH). Compte tenu des liens privilégiés de l’abbaye avec l’Espagne, les monnaies arabes pourraient directement être parvenues en Bourgogne depuis la péninsule Ibérique, sans passer par le circuit commercial régional.

Quant aux deniers d’argent clunisiens, peu d’entre eux ont été retrouvés isolément, alors qu’ils ont circulé dans une grande partie de l’Europe et même jusque vers Northampton en Angleterre.

Fait surprenant, hormis ce trésor découvert en 2017, les plus importantes trouvailles ont été réalisées non pas en Bourgogne mais en Espagne, respectivement à Sahagún (150 deniers) et Astorga (environ 7 deniers). Si les deux sites étaient des étapes stratégiques sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, Sahagún était également le lieu d’implantation d’un prieuré de Cluny et un lieu d’émigration de colons venus de France, d’Allemagne et de Bourgogne.

Le bâtiment dans lequel a été caché ce trésor est encore mal connu.

Reliant l’infirmerie au couvent, il referme un espace situé entre la chapelle mariale et la grande salle de l’infirmerie. Ce lieu, à l’intérieur de la clôture, n’était accessible qu’aux religieux ou à leurs familiers.

Le détenteur du trésor était sans doute malade lorsqu’il a caché son bien, peut-être se rendait-il à l’infirmerie. Il est vraisemblablement mort avant qu’il ne puisse le récupérer. Ou bien ce trésor fut-il dérobé au sein du monastère, caché et jamais récupéré.

L’étude du trésor est actuellement en cours. Les monnaies vont faire l’objet d’analyses approfondies, afin d’obtenir de plus amples informations sur le monnayage clunisien et sur la circulation des pièces d’or en Occident au XIIe siècle, notamment entre l’Espagne et Cluny.

Sources Anne Baud, Anne Flammin et Vincent Borrel, « La découverte du Trésor de Cluny. Premiers résultats et perspectives de recherche », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA, 22.1 | 2018, mis en ligne le 03 septembre 2018 Isabelle Lerquet, L’impact des structures et dynamiques religieuses dans les sociétés de l’Occident chrétien du XI e au XVe siècle et l’essor des monnaies papales, septembre 2020