Mes pièces inconnues

Il y a quelque temps, j’ai gagné sur un site d’enchères électroniques, des lots de petites pièces qui étaient inconnues de leurs vendeurs.  Je les trouvais intéressantes, elles semblaient provenir du Moyen-âge.  Je les ai montrées à plusieurs numismates mais aucun n’a pu me les identifier avec précision.  Certains croyaient même qu’elles étaient fausses.  J’ai donc décidé de faire des recherches pour éclaircir ce mystère.

Sur l’avers il y a trois couronnes alternées de trois fleurs de lis placées autour d’une rose centrale.  Sur le revers, il y a une sphère montée d’une croix à l’intérieur de trois arches alternées de trois triangles.  Il y a des légendes des deux côtés.  Les légendes sont en allemand.  Ces jetons sont très minces.

Mes pièces sont en fait des « jetons de compte » frappés au 16e, 17e  et 18e siècles à Nuremberg (Allemagne).

Avant d’approfondir en détail sur les jetons de Nuremberg, nous devons nous attarder sur l’histoire des jetons de compte.  Il m’est venu plusieurs questions au cours de mes recherches.  Pourquoi avait-on besoin de jetons pour compter?  Quelle utilisation avait ces jetons?

Le calcul avec les jetons était couramment utilisé au Moyen-Âge en Europe occidentale.  Les calculs se faisaient à l’aide d’un échiquier, d’une table de comptage ou d’un comptoir (Étymologie et histoire du mot comptoir : table sur laquelle le marchand montre sa marchandise et compte l’argent).  Ce dernier était souvent fait de tissu.  Son utilisation était similaire à celui d’un abaque.  Les colonnes verticales étaient affectées à des valeurs comme par exemple des livres tournois, des sols et des deniers.  Les dénominations étaient placées de droite à gauche, de la plus petite à la plus grande.  Les rangées représentaient les transactions à calculer.  Le terme « jeton » provient du verbe jeter, parce que l’on jetait ces pièces sur le comptoir.

TableCompte

Sur l’image de la table de comptage, l’échiquier est remplacé par des traits.  Les traits on le même rôle que les colonnes de l’échiquier.

Pour bien comprendre pourquoi on calculait avec des jetons au Moyen-Âge, nous devons nous replacer dans le contexte de cette époque.  La majorité du peuple est analphabète et n’a pas accès aux études.  Ils n’ont pas accès aux livres et aux méthodes de calcul enseignées dans les universités.  Les chiffres arabes ont été importés en Europe au Xe siècle par le pape Sylvestre II mais ils étaient utilisés seulement par des groupes restreints.  Les marchands, les banquiers, le gouvernement et le peuple connaissaient et utilisaient seulement les chiffres romains.  Pendant que les gens continuaient de compter avec les jetons, un débat perdura pendant très longtemps qui opposait les « abacistes » (calcul sur abaque) et les « algoristes » (calcul avec chiffres indo-arabes).  Le peuple avait une grande méfiance du calcul écrit.  De plus, le papier était fabriqué artisanalement donc dispendieux.  Le système monétaire n’était pas décimal et les conversions d’une dénomination à l’autre n’étaient pas toutes identiques.  Comme par exemple, il pouvait y avoir 12 deniers dans un sol et 20 sols dans une livre tournois.

Essayez d’additionner sur papier et en chiffre romains les 5 transactions suivantes :

 

Transaction I VIII livres, X sols et XI deniers
Transaction II I livre, XVIII sols et I deniers
Transaction III VII livres, VIII sols et X deniers
Transaction IV XXX sols
Transaction V X livres, X sols et X deniers

 

Le tableau suivant illustre le calcul sur un échiquier à l’aide de jetons.

 

Centaine(s)

Livre

Dizaine(s) livre Livre(s) Sol(s) Denier(s)
Transaction I 8 jetons 10 jetons 11 jetons
Transaction II 1 jeton 18 jetons 1 jeton
Transaction III 7 jetons 8 jetons 10 jetons
Transaction IV 30 jetons
Transaction V 10 jetons 10 jetons 10 jetons

 

Pour chacune des transactions, le nombre de jeton représentant le nombre de la dénomination a été placé sur l’échiquier.  J’ai inscrit les nombres (en chiffres arabes) à la place de dessiner les jetons.

Lorsque toutes les transactions sont représentées sur l’échiquier, il faut déplacer tous les jetons en bas de leur colonne respective.

 

Centaine(s)

Livre

Dizaine(s) livre Livre(s) Sol(s) Denier(s)
Transaction I
Transaction II
Transaction III
Transaction IV
Transaction V
26 jetons 76 jetons 32 jetons

 

Par la suite il faut effectuer les retenues.

Il y a 12 deniers dans un sol.  Enlevez un groupe de 12 jetons de la colonne des deniers et ajoutez un jeton dans la colonne des sols.  Effectuez cette opération jusqu’à ce qu’il reste moins de 12 jetons dans la colonne des deniers.

Livre(s) Sol(s) Denier(s)
26 jetons 76 jetons

+1

32 jetons

– 12

26 jetons 77 jetons

+1

20 jetons

-12

26 jetons 78 jetons 8 jetons

Il y a 20 sols dans une livre.  Enlevez 20 jetons de la colonne des sols et ajoutez un jeton dans la colonne des livres.  Effectuez cette opération jusqu’à ce qu’il reste moins de 20 jetons dans la colonne des sols.

Livre(s) Sol(s) Denier(s)
26 jetons

+1

78 jetons

-20

8 jetons
27 jetons

+1

58 jetons

-20

8 jetons
28 jetons

+1

38 jetons

-20

8 jetons
29 jetons 18 jetons 8 jetons

 

Réponse : La somme des 5 transactions est donc de 29 livres tournois, 18 sols et 8 deniers.

 

Au départ, les Romains utilisaient simplement des cailloux pour compter sur leur abaque.  De simples petits bouts de bois, des petites rondelles d’ivoire ou bien de vraies pièces de monnaie ont été utilisés comme jetons de compte.

En Angleterre, la monnaie vénitienne était utilisée pour compter par le « gouvernement » durant le règne de John (1199-1216) jusqu’à Edward II (1307-1327).  Par la suite, plusieurs jetons ressemblaient aux vraies monnaies de circulation car les mêmes poinçons pouvaient être utilisé pour fabriquer les « coins » de ces pièces ainsi que ceux pour les jetons de compte.  Les jetons de comptes étaient en laiton tandis que les autres (les vraies) étaient en argent.  Pour éviter que certaines personnes mal intentionnées les recouvres d’une fine couche d’argent et les fassent passer pour des vraies, les jetons étaient souvent percés au centre.

Certaines villes, compagnies et seigneurs firent frapper des jetons à leur nom pour être utilisés par leurs officiers.

Les jetons de compte avaient plus d’un type d’utilisateur.  Premièrement il y avait le « gouvernement » pour la gestion des comptes publics.  Les marchands pour les transactions avec les autres marchands et leurs clients.  Les changeurs (aux marchés et aux foires) que les gens allaient voir pour échanger leurs monnaies étrangères contres les monnaies acceptées localement.

Les utilisations des jetons de compte étaient sûrement différentes d’un utilisateur à l’autre.  Les officiers du gouvernement travaillaient en équipe, certains dictaient les nombres pendant que les autres plaçaient les jetons sur leur table de comptage.  Les marchands et les particuliers avaient sûrement des façons de faire différentes en raison du nombre de transaction à compter.

 

Les jetons de Nuremberg

Au 16e siècle, le centre de production des jetons de compte était Nuremberg.  Il y a eu beaucoup de familles de maîtres graveurs.  Ils ont été plusieurs à être graveur de père en fils.  Les familles les plus connues étaient : Shultes, Krauwinckel, Lauffer et Lauer.  Le nom de la famille apparaît souvent sur les jetons.

Il y a plusieurs types de jetons de Nuremberg.  Le plus commun (et de loin) est celui de la rose et de la sphère (Krauwinckel).

 

Voici quelques types que je trouve intéressants.

 

La rose et la sphère (le plus commun).

rosesphere

 

Le lion ailé de Saint Marc tenant l’Évangile dans sa patte droite.

lionaile

 

Venus

venus

 

« Maître d’école » ou « au comptable »

aucomptable

 

Saint Kilian

saintkilian

 

Buste Charles Quint

charlesquint 

 

Personnellement tous mes jetons de compte sont du type rose/sphère.

Les légendes se trouvent avec plusieurs abréviations différentes.  Il ne semble pas y avoir eu de standardisation au niveau de la façon d’abréger.

Sur l’avers

« Hans Krauwinckel in Nuremberg » inscrit en plusieurs variétés d’abréviations.

HAANS KRAVWINCKEL IN N

HANNS KRAVWINCKEL IN NV

HANNS KRAVWINCKEL IN NVR

HANNS KRAVWINCKEL IN NVRNB

HANNS KRAVWINCKEL IN NVRENBE

HANNS KRAVWINCWEL IN NVRENBE (W à la place du 2e K)

Sur le revers

Il y a beaucoup de variétés pour le revers.  Je vais lister seulement celles que j’ai personnellement sur mes pièces.

GOTES GABEN SOL MAN LOB – One should praise God’s gifts (Il faudrait louanger les cadeaux de Dieu)

GOT ALEIN DIE EERE SEI – To God alone the glory (À Dieu seul la gloire)

HEVT RODT MORGEN TODTT – Today red, tomorrow dead (Rouge aujourd’hui, mort demain)

GOTES SEGEN MACHT REICH – God’s blessing maketh rich (from Proverbs 10, 22)

Proverbe 10:22 :                 C’est la bénédiction de l’Éternel qui enrichit, et il ne la fait suivre d’aucun chagrin.

Si un collectionneur passionné voudrait collectionner toutes les variétés de revers et d’avers, je crois qu’il n’en aurait pas assez de toute une vie!!!

Je conclurais que je suis extrêmement impressionné de la quantité d’information super intéressante que j’ai appris en effectuant les recherches sur mes jetons inconnus.

Référence :

Les photos de jetons proviennent du site Internet www.cgb.fr